Vevey se réfléchit cet été dans les eaux du lac Léman grâce à une exposition placée sous le signe de la Mélancolie, laquelle comme chacun le sait commence avec la gravure de Dürer, à l'humeur ténébreuse et térébrante; puis le thème d'un lac mélancolisé, romanesque et comblé d'épisodes fatals et de sombres crises, fil conducteur de ce parcours d'art et littérature, se poursuit au fil des très beaux tableaux présentés (Courbet,Turner, Kokoshka, Valloton) et se continue ensuite en belles pages d'auteurs. Passé l'inévitable rappel tutélaire de Jean-Jacques Rousseau qui éleva sur ces eaux la pyramide sentimentale de sa Nouvelle Héloïse, et les malheurs de sa Julie « près de ce lac d'amour où l'on se noie » (beau tableau de promenade prêté par le musée de Montmorency), le ton orageux monte et les rives, serrées dans la poigne du romantisme anglais représenté par des textes fougueux enténèbrent l'atmosphère (Byron et Childe Harold, Mary Shelley et Frankenstein, morceaux habilement choisis), sans oublier naturellement notre diluvien et éternel Lamartine sans qui aucun lac ne saurait s'envoler. D'emblée on perçoit la méticuleuse recherche très réussie des organisateurs qui ont mis en contraste pages et tableaux, dessins, films et photos. Les années du XIXe siècle fuient, et arrivent alors les exilés de génie tels que Courbet (qui peignit un château de Chillon phénoménal de puissance, qui fait la couverture du catalogue) – et suivront tous ceux qui, par goût, nécessité, exil, pur amour lémano-romantique, ou fascination pour le site, figurent dans ce discret et très subtil panorama en tonalité sombre et mineure, que présente le musée Jenisch jusqu'au 13 octobre 2013. Au générique de ce défilé de gloires, plus de cinquante noms illustres de peintres, et des écrivains, cinéastes (Duvivier, Godard) , photographes, sans oublier le père de Tintin qui lui aussi ressourçait sa ligne claire avec la ligne à hameçon pour brochets – ou bien naviguait avant de piquer une tête. Œuvres peintes, gravures, aquarelles comme on s'en doute, défilent sous les yeux en nous rappelant quelque lamento fauréen, ou de plus sombres accords : l'eau des lacs, on le sait depuis Bachelard, favorise la rêverie assombrie, la sensation s'y ophélise, et l'humeur de ce lac-mer qui soupire devant ses montagnes, parfois devient tempête et fureur soudaine – l'eau d'ici est fille des cimes orageuses. Faisons un inventaire rapide des œuvres présentes : outre Konrad Witz et sa Pêche Miraculeuse, de 1444, il y a de très spectaculaires Courbet tardifs, des aquarelles visionnaires de Turner absolument magiques – à ne pas manquer. Suivent de très belles toiles de Ferdinand Hodler, des visions surnaturelles de Kokoshka parcourues et agitées de bleus intenses qui étreignent, un étourdissant et énigmatique éclair de Nolde, une assez large gamme de Valloton, des œuvres de François Bocion, le peintre d'Ouchy « celui qui a le mieux compris et le mieux figuré les aspects de notre lac », des gravures endiablées de Louis Souter toutes de furie, et d'autres vues d'eaux qui méditent. Abordons enfin la partie « cinéma » (car cette exposition joint et imbrique tous les genres) consacrée à L'Eternel retour, le film de Jean Delannoy (1943, féerie filmée revisitant le mythe de Tristan et Iseut) à Duchamp (photographiant la chute d'eau du Forestay) et à Godard (King Lear, Forever Mozart). Hergé possède ici un chapitre bien documenté de B.D. consacré aux intentions cachées de l'Affaire Tournesol. Du côté des pages d'auteur, à côté des continents de lyrisme que sont Lamartine et Byron, de nombreux écrivains sont présents ; le style de Ramuz lisse et limpide où tout glisse et se fixe discrètement enchante, mais la liste des textes est longue et riche, soignée, fine, avec des beaux « morceaux », impromptus de prose poétique, qui vont de Rousseau à Balzac en passant par Hugo, Amiel, Cocteau ou Nabokov, et bien d'autres. Amateurs de lacs, voici un kaléidocope de lecture-peinture très harmonieux ! Le commissaire de l'ensemble à qui l'on doit cette promenade de cimes en rivages est M. D. Radrizzani, (assisté d' Emmanuelle Neukomm), ancien directeur de l'institution, qui a orchestré cette belle présentation de peintures, textes, photos, et films qui mérite qu'on ajoute une pause artistique et intemporelle aux promenades lémaniques, souvent contraintes par la seule vision de carte postale du paysage. Le cliché qui associe les vignes en terrasse, les montagnes, l'étendue lisse et bleue, ne doit pas faire négliger la légende dorée des lieux, ni éviter le tête-à-tête avec des œuvres de génie, car la Suisse est un séjour subtil d'artistes, et une collection infinie de sites enchanteurs – tel ce lac Léman reproposé avec bonheur en sa Riviera vaudoise.
Le musée Jenisch de Vevey est dirigé par Julie Enckel Juliard. Adresse : 2, av de la Gare 1800 – Vevey – tél : 00 41 21 925 35 20 – site du musée et lien internet : http://www.museejenisch.ch/fre/informations – catalogue CHF 42,50 ou 35 euros.
(par l'amateur des lacs italiens allant vers les luoghi ameni de Stendhalie, comme souvent, et qui s'arrêta cette fois à Vevey chemin faisant -- eric levergeois -- le blog elevergois -- car il y a là des toiles qui valent vraiment quelques heures de détour -- et puis lire Ramuz devant les eaux tranquilles...)