Elle s'appelait Aurélie, et eût pu s'appeler de n'importe quelle façon, car dès l'instant où elle prononça ses premières paroles, ce fut la vie changée et l'amour absolu. C'était une femme pas très grande, à la voix douce et au charme assez discret, avec un visage souriant encore proche de la jeunesse, et que la vie n'avait pas meurtri. Dans les romans, il est fréquent que l'auteur nous dise que l'on rencontre la plus belle princesse du monde, les plus beaux yeux, mais c'est Stendhal qui a raison quand il dit qu'on ne voit pas le visage de la femme aimée. Ce sont d'autres puissances inconnues de nous qui décident. Quant à distinguer authentiquement ce qui fait le miracle d'une telle rencontre, autant vaudrait chercher une perle au fond de la mer. Brutalement tiré hors des sentiers connus, jeté hors de soi-même, c'est moins le sentiment de l'attachement qui nous étonne, que celui de disposer d'une vie inconnue. Est-ce la vraie vie ? Flaubert, dans la fameuse scène de la pelisse rouge sur la plage, nous dit que la célèbre brune au charme intense, qu'en bon réaliste il détaille, lui donne comme une âme nouvelle. Il en fera plus tard le modèle de Marie Arnoux. Il écrit cependant ceci : « je me sentais nouveau et étranger à moi-même, une voix m'était venue dans l'âme ». Vous avez bien lu : « une voix m'était venue dans l'âme », ce n'est pas rien. Mais cette Marie Arnoux-là n'est pas franchement tombée des étoiles, et le jeune Flaubert raille bientôt le sentiment qui pousse désirer, pétrir ou flétrir avidement les beautés de statue de son apparition – il est vrai qu'il n'a que quinze ans, et qu'il raille ses quinze ans. Il n'empêche, quelque chose comme une nature angélique s'est manifestée, et qui nous transporte à nouveau aux pieds de la Béatrice de Dante. Ce n'est pas que cette Aurélie citée plus haut fût absolument divine, ni belle comme une statue de marbre surgie dans la foule. Certes non. Mais elle était comme la puissance manifestée d'un autre monde, et nous allâmes, héros éconduit, amoureux errant, triste et blessé par cette funeste et magique rencontre, chercher un asile de solitude ; jusqu'aux Charmettes, pour revivre la douceur du parc où Rousseau aima ; jusqu'au lac de Bienne; jusqu'à relire des souvenir. Te voilà avec une lettre écrite dans ce petit musée qui est comme un sommet de la pensée. Qu'en as-tu fait, qu'en reste-t-il, et fallait-il même qu'il en reste quelque chose? -- Ultime question: l'as-tu simplement lue? --
Eric Jean levergeois -- l'amateur des lacs italiens et de la Stendhalie -- lacs de Côme, Majeur, "belles montagnes qui jouent sur mon coeur"; tous droits protégés par mon colt. elevergois.com -- eric levergeois.