Si nous avions un peu peiné pour nous introduire dans les arcanes de Kandisnky -- sur le mode de la perception première, celle qui n'est pas lestée d'érudition à dégoûter de tout -- Serge Poliakoff, peintre qui peut paraître à certains daté d'une époque, fut dès le premier instant une rencontre pleine de confidences, et la sensation bouleversante d'une vie déjà vécue! et notre attention fut absolue, exaltée; il y eut presque un arrêt infime dans les battements du cœur. Comment parler de cette "Terre Originelle Retrouvée"? Nous voilà fasciné devant ces masses en lutte avec d'autres masses, l' espace maçonné, travaillé, avec des nuances de couteau, de truelle, de craie, de chaux, de surcharges qui divisent les tons et leur donnent une épaisseur qui se dégage et s'allie par rapport à une autre. Et puis, quelque part vers un centre jamais tout à fait exact, voici une ligne de démarcation, une frontière, quelque chose qui tient des plaques qui s'affrontent sous les plus basses couches de la terre. On est resté devant, le souffle coupé. Si l'on oriente la question vers le discours sur les couleurs, leurs oppositions, leurs contrastes, voici (en souvenir) un tableau très grand, vu dans une lointaine FIAC, à plus d'un million de francs disait la vendeuse responsable aussi charitablement que si elle m'eût donné l'heure, et qui était tout entier travaillé dans des tons de vert très léger et de crème -- et la magie opèrait encore.
Il faudrait penser à des cartes, à des continents qui viennent d'être découverts et replacés l'un après l'autre selon un caprice d'artiste qui pave le ciel de masses nouvelles, ou fait naviguer sur les océans des puzzles tirés d'une pangée qu'il brise à son gré. Il y a quelques années dans notre souvenir, dans le beau et calme musée Maillol -- toujours plein d'un silence de prières et beautés de crypte -- il y avait encore une présentation de toiles de Poliakoff à couper le souffle, notamment le premier à droite en entrant dans la salle: concert de bleus n'étant plus du bleu mais des grès, des granits, des aubes laquées, des sillons et des champs bleus de crépuscule, bref, tout un arc-en-ciel de bleus se joignant et se disjoignant avec les mêmes mouvements de glaciers qui luttent, le cœur de la lumière d'une couleur forçant sur la tonalité de sa voisine pour que l’œil la recouvre et s'en sépare selon ce qui est pour nous un mystère -- et aussi une obsession infranchissable. On est toujours bouleversé par le grain matériel de ces couleurs, leur insistance séculaire d'icônes ou de dolmens et qui cependant bougent ou bien aspirent à des rencontres, se poussent, s'attirent, luttent, se divisent et se joignent dans l'unité. Il y a quelque chose qui émeut et qui vient d'une profondeur des temps. Il ne serait pas inapproprié ou aventuré, d'ailleurs, de dire que toute œuvre importante conserve, sans qu'on sache exactement laquelle une mémoire, et une mémoire qui inspire. Un grand tableau, disons-le aussi, vient à nous, nous occupe, nous hante, s'impose et nous inquiète -- seulement, si grand que soit l'artiste, ce ne sont pas tous les tableaux qui assènent leur point d'interrogation massif, leur déploiement de fresque, leur décor étagé de toutes les profondeurs de plain-chant et d'orgues, et qui nous jouent leurs plans sonores en nous saturant d'une émotion qui balbutie pour trouver ses mots. Probablement, les puzzles de continents colorés de Poliakoff ont créé et signé d'emblée un espace imaginaire qui attendait en nous, et à bien des égards, ils ont scellé une union sacrée (au sens ou Malraux emploie ce mot) qui indique une voie, une réalité autre qui est la vraie au-dessus de la fausse, et qui crée une possession totale.
Aimer ces éclats de pierre sur toile, ces plaques de marbre sombres clivées, ces pastels, huiles, estampes, refondus dans des couleurs d'alchimiste -- car la préparation des couleurs à la main, préalable connu chez cet artiste, entre sans doute dans la sorcellerie de ses œuvres -- c'est d'abord assister à de puissantes unions où les tonalités reviennent d'un ailleurs pour installer sous nos yeux ce qui est retable, lumière d'un être profond des choses, superposition "plane" , si l'on ose dire, de mondes dissociés qui relient des abîmes derrière cette banquise colorée qui colle irrémédiablement à l'âme. Et puis, si l'on est trop hanté par l’œuvre d'un peintre sans arriver au bout de des peines et en y usant toutes ses plumes et tous les arpèges du "beau style", c'est qu'il y a encore plus, et qu'il faut aussi renoncer , dire de temps en temps que c'est un mystère trop profond qu'on ne sait pas sonder, et qu'on frappera toujours à cette porte sans qu'elle s'ouvre --dans l'amour des arts, il a aussi une admiration si proche de l'amour tout court qu'elle demande non des mots mais du silence, ou pour l'avenir peut-être, des mots de silence dans langue inconnue que nous n'avons pas encore trouvée.