quelques pages plus loin...
Il se sentait énervé, blessé même, par la découverte de cet inconnu célèbre près duquel il jouait, vraisemblablement, le rôle d'amant en second ; par orgueil et par provocation, il fut tenté de répondre au petit jeu de Caroline, ou du moins « faire comme si » il cherchait à la séduire ; il vit ce qui pouvait suivre en un éclair – il lui suffisait d'oser, dans ce domaine il n'était pas précisément maladroit ; ils échangeraient de jolis baisers de cinéma (ceux qui ne signifient rien pour la partenaire), quelques confidences sur la musique, la solitude, la vie de bohème et autres propos de quais pour fiancés. Il descendit lentement les marches et alla la rejoindre, attentif à ne rien provoquer. L'amateur d'art, l'éternel étudiant du Louvre sentait en lui se dessiner une scène dans le genre de Watteau, avec le son étouffé d'une guitare, des jets d'eau, une sorte de brume argentée remplie de serments – à conditions d'oublier le passage de toutes ces péniches entouristées qui rompaient le charme. Le moment était agréable, la nuit légère. Il s'efforça de rester assez loin de la jeune femme, sans franchir la ligne imaginaire qui séparait leur sensibilité – mais objectivement parlant, elle était bien jolie; il s'en apercevait, tout comme elle de son côté s'amusait de sa prudence. Une sorte d'entente muette s'installait ; ou plus simplement parce qu'ils se guettaient l'un l'autre.
« Tu vas rester longtemps comme ça , lui demanda-t-elle. On dirait une statue de glace … » Il s'interrogeait : comment lui faire sentir qu'il était bien là sans la froisser, ou lui donner l'impression qu'il rêvait d'une autre ? Plus il s'interrogeait, plus il trouvait au fond de lui que sa substance vitale se résumait à sa seule et unique passion ; il ignorait tout le reste; il n'aimait qu'un seul être au monde; il aurait voulu remonter les marches et partir. Quand il s'approcha d'elle, elle lui dit qu'elle aurait aimé venir avec son violon et jouer pour lui. C'était pour répondre aux très jolies lettres qu'Albertus avait jetées, un an plus tôt, dans sa boîte, dit-elle ; elle avait même en tête un programme.« Tu vois, là-bas, un peu plus loin sur ce quai, les saxophonistes qui ne veulent déranger personne viennent s'exercer. Une pause, puis soudain: "Et moi, quand je joue, tu es dérangé par la musique qui traverse les murs ? » Il dit que non. « Et tu m'écoutes un peu ? » Il dit oui, sans marquer le moindre enthousiasme. « Et là, maintenant, quand je te parle tu m'écoutes vraiment ? » Quitte à provoquer chez elle un léger énervement, il lui confia qu'il se sentait un peu ailleurs. « Encore ta duchesse ? » fit-elle. Il aborda directement le sujet : « Je sais ce que tu vas me dire, mais elle est là tout le temps, vraiment tout le temps »....il hésita puis reprit : « Même si Caroline est ici, devant moi, jolie, douée, intelligente... et perdue dans les phares de ces bateaux stupides. »
Comme un bateau arrivait, précisément, avec ses phares et ses lumières tranchantes, il prit la violoniste par les épaules et la protégea des éclairs de mirador ; elle se serra un peu contre lui. « Moi aussi, j'ai un homme caché dans ma vie, murmura-t-elle, c'est un médecin, il est marié... » Albertus profita de cette confidence : « Donc nous sommes dans la même situation... » Quand elle avança son visage et ses lèvres pour recevoir un baiser, et il préféra la serrer sur sa poitrine, la tint longuement et gentiment, montrant assez clairement qu'il ne souhaitait rien d'autre. « Effectivement, reprit-il, nous sommes à peu près dans la même situation... » ; elle comprit vite le petit geste d'évitement. Elle lui dit : « Tu as l'air de l'avoir vraiment dans la peau, cette femme... » Il préféra ne rien répondre. Elle resta blottie contre lui, il sentait le parfum de ses cheveux, la douceur de la situation lui était agréable. Il ne pouvait s'empêcher de penser qu'il y avait là quelque chose de fortuit. Elle provoqua : « Au fond, il y a une autre chose chez toi : tu es un vieux renard. Un vieux renard qui cache bien son jeu. »
Elle touchait juste ; elle découvrait qu 'Albertus pouvait manœuvrer en marge de gestes précis, aussi longtemps qu'il le voulait, autant qu'il voulait mais pas plus qu'il ne voulait. En vérité, il ne se sentait pas au bord d'une nouvelle aventure, il faisait des gammes sur la sensibilité d'une femme, avec des attentions jolies, peu précises, qui éloignaient tout aveu de tendresse avec un tempo bien réglé. Elle s'écarta de lui et lui lança : « Tu as toutes les qualités d'un séducteur, mon cher... » Albertus ne répondit rien. Probablement un autre que lui eût profité de la situation, comme on dit, mais il se contentait d'avoir près de lui une sorte d'amie de cœur. Une amie d’un soir. La dernière phrase le fit réfléchir : était-il, comme le soutenaient Nathan et ses amis une sorte de Don Juan ? un homme plein de charme à qui beaucoup de femmes se lient par tendresse, mi-conquises, mi-émues par son personnage excentrique et littéraire? Cela faisait décidément beaucoup de questions pour une seule soirée.
Les minutes passaient, il finit par être embarrassé mais ne voulut pas le montrer. Il proposa à Caroline d'aller s'asseoir sur une grosse marche pleine de mousse, et ils restèrent là quelques minutes pendant qu'elle lui racontait sa vie sentimentale, faisant défiler des noms et des lieux qu’il n’écoutait pas, y ajoutant quelques petits détails secrets. C’était quelqu’un de très bien, une personne solide, très organisée, très jolie, très douée; pour un mariage en forme d’assurance tous risques, aurait dit Sabine. Il comptait sournoisement sur la fatigue, le temps qui passe et fuit dans la conversation, et sur la finesse de la jeune femme qui devait comprendre qu'il n'y avait rien à tirer de lui.
Il rentrèrent au milieu de la nuit ; Albertus ne remarqua aucun signe du passage de Dolly dans l'entrée de l'immeuble, et il fut de nouveau inquiet. Il laissa Caroline avec une sorte de baiser d'amitié sur le front, un peu plus dosé d'un peu moins, et rentra dans ses deux pièces couvertes de documents, tous prêts pour le travail du lendemain; il avait un exposé sur un grand papier collé de Matisse: la Tristesse du Roi, où l'on voit un personnage habillé de noir, concentré sur lui même ; il est entouré de deux figures qui jouent d'un instrument qui semble s'échapper en petites feuilles comme celles qui tombent d'un arbre en automne. Avant de s'endormir complètement en travers du lit, il remua le titre et la scène dans sa tête : un homme assis entre deux femmes qui se chargent de son bonheur, à moins que ce ne soit de son amertume. Il vit défiler ces idées vagues puis sombra dans le sommeil.
Encore et encore par l'amateur des lacs italiens, stendhalissime et impenitent lecteur of the Chartreuse (au programme des concours l'an prochain, tiens) qui évoque encore une fois les eaux calmes des lacs, les galets, les rives, le souvenir d'une promenade l'été dernier au coeur de la nuit -- par eric levergeois -- in arte levergois.com sur "le blog elevergois" come sanno gli amici ormai.