L’ETUDIANT QUI SAIT TOUT
Autrefois, dans les vénérables Années de papa qui fit la Révolution de 1968 contre les institutions, les facultés étaient dominées par les Professeurs qui Savent Tout. C’était extrêmement rageant, parce que si par extraordinaire on avait lu un petit bout de Bachelard ou une bonne dizaine de tomes de l’œuvre de Michelet ou encore plus, au moindre commentaire personnel venant des bancs de la salle, la réponse du professeur expert et omniscient nous clouait sur le banc de l’amphi, avec la rumeur montante et les ricanements de copains qui insinuaient un : « tu aurais mieux fait de te taire » dont les yeux ravis de malice pétillaient. Il faut reconnaître que l’Université de l’époque, pour bloquée qu’elle ait été, restait malgré tout un temple du savoir ou les Raymond, Pommeau, et autres Jankélévitch ne prenaient pas la parole pour ne rien dire. La révolution structurale et post structurale n’était pas encore là, mais pour qui savait s’en donner la peine, il y avait matière à réflexion. Immense matière, même. Soyons justes, de temps en temps, un de ces grands profs, intrigué par la précocité ou le désir de savoir d’un de ses auditeurs, l’invitait à faire un exposé, car ces hommes qui étaient des continents de savoir possédaient aussi le don charitable de l’attention à la « bonne remarque », à condition qu’elle ait été pensée et repensée, et que ce ne soit pas un de ces ragots piochés dans un recueil de corrigés impies comme il s’en vomit à longueur de presse, délayages de délayages inconsistants où on trouve tout et son contraire, puis le contraire du contraire, puis le vide sidéral de fameuses et fumeuses « grilles de lecture », que j’aurais tendance à comparer à des passoires pour les nouilles. J’ai bien dit « nouilles », ce par quoi j’entends les gogos et les ignorants savants. Ainsi, étant intéressé par la peinture d’une façon presque maladive ou du moins obsessionnelle, et l’ayant fait savoir avec toutes les précautions d’usage à mon professeur d’esthétique, M. Henri Lemaître, admirable éditeur des textes sur l’art de Baudelaire et peut-être l’équivalent français du célébrissime Roberto Longhi, au beau milieu d’une série de cours consacrée à Valéry et Claudel écrivains d’art, je fus amené a prendre la parole sur l’écrivain qui est resté mon dieu et mon maître pendant des décennies : l’immense et merveilleux Marcel Proust. Encore bien jeune à l’époque, je me limitai aux allusions concernant les cathédrales, fis une immense digression sur Vermeer – j’allais voir ses quelques rares tableaux au Louvre trois fois par semaine, si ce n’est plus – et je terminai (je l’ai bien sûr compris depuis lors, à force de luttes et de recherches qui sont la somme de toute ma vie) hélas, sans mentionner les œuvres de Ruskin. Grave lacune, mais Henri Lemaître savait reconnaître la fougue et la passion émerveillée pour les arts, et il ne m’en tint pas rigueur. Je n’avais pas encore visité Florence, ni Venise, ni le Mauristhuis de La Haye, et il eut la gentillesse, la prévenance et la délicatesse de me dresser une liste complète des œuvres à contempler en Europe pour mieux asseoir mon credo et mon confiteor d’esthète proustien se croyant omniscient. J’avais oublié de me lancer dans un panégyrique de Whistler, et là, il faut bien le reconnaître, c’était un très grave oubli, peut-être même, j’ose le dire carrément une faute. Les semaines passant, je m’aperçus rapidement que les professeurs du calibre de Henri Lemaître étaient d’immenses metteurs en scènes inspirés, quasiment incollables, souverains, et je me tins coi jusqu’à la fin de ce cours qui est sans doute le plus beau que j’aie jamais entendu (mis à part ceux de Jankélevitch, où nous allions par pure curiosité et transis d’admiration devant la virtuosité et l’agilité divine du maître des maîtres – dont pour le plus grand bonheur de la Raison, France Culture a rediffusé un immense choix d’extraits au cours de l’été 2003.)
Puis le structuralisme et tous ses prophètes plus ou moins bien formés arrivèrent en bataillons serrés, et il ne fut plus jamais question de grands et magnifiques cours sur l’art, mais de déconstruction laborieuses et tristes, les tableaux devinrent aussi traversés d’axes de lecture et de points de vues croisés qu’il y a de routes et de chemins vicinaux sur une carte Michelin. Une sorte de langue de bois à base de psychanalyse mal décongelée s’empara de tout et de tous. Le paysage de la peinture hollandaise, anglaise, italienne, française, devint un réservoir de signes pour les singes, connotant, dénotant, et au bout du compte il devint hautement risqué d’évoquer le mot « art » dans les cours sur l’art. Un « novlangue » s’empara de tous les esprits, et l’on coucha toutes les œuvres sur un immense divan, sommées de dire la vérité sur leurs marges, leur contexte, leur sous-texte, leur paratexte, et l’astre nommé Paul Ricoeur n’ayant jamais été nommé devant moi, je devins vite (voir un texte précédent) un rebelle qui par dépit, alla jusqu’à passer 20 et même 25 Unités de Valeur par année universitaire. Je continuai mes études dans les musées italiens en mourant de faim à peu près constamment, avec un Dante complet dans la poche gauche, et un Virgile dans la poche droite. Il devint donc inutile d’être ou de jouer le personnage de l’Etudiant-qui-sait-tout , parce que les nouveaux assistants de l’Université, il faut bien dire la vérité, ne stimulaient pas nos élans mais les freinaient du mieux qu’ils pouvaient. On se mit à noter en A, B, C , D , E (certains méritaient des Z, à mon avis) mais une douillette ignorance s’installa sur la question des « Grandes Œuvres » -- réputées surévaluées, « bourgeoises », comme un écho lointain mais très reconnaissable des convictions marxouillardes de nos chargés de TD qui étaient tous des émules plus ou moins avoué de la révolution de Mao, et dont le message inspiré arriva aussi dans nos cours. Un monde venait de disparaître. Je ne m’en souciai plus car j’arrivai rapidement à rejoindre ma première vraie « équipe de rédaction » où, n’en ratant jamais une, je me fis connaître par un splendide (mais sans doute imparfait) article sur huit colonnes pour célébrer Ezra Pound. (prière de lire l’ « abc de la lecture » dudit Pound avant la fin des haricots, s. v.p .) et je devins chroniqueur expert pour pas mal de temps.
Vingt années s’écoulent. Ce curieux mot d’ « échec scolaire », brutalement, fait toutes les unes des bons journaux. En 2004, intrigué par cette catastrophe lancinante, je m’intéresse au sort de mes charmantes nièces ; on ouvre Diderot, elles se taisent. On ouvre Voltaire, et elles se taisent. On m’apporte parfois quelques pages très belles en beaux caractères d’imprimerie, mais qui ne sont que du copié/collé informatique piqué je ne sais où. Bouleversé, j’apprends qu’on peut accéder à la terminale sans plus avoir grand chose. Et je finis, comme vous tous, par apprendre les calculs politiquement corrects qui permettent à ces 80 % d’une classe d’âge, comme on dit, d’avoir le bac. Alors, comprenant que tout ou presque se joue avec des dés pipés, je débarque dans le monde des « forums informatiques » où, en cette année 2008, les candides candidats au bac de ce millésime doivent plancher entre autres choses sur l’immortel chef d’œuvre intitulé Roméo et Juliette. Du même William Shakespeare, qui lui, n’a pas changé. Je relis le texte, les larmes aux yeux, tout me paraît mille fois plus beaux et plus délicat et plus sublime que ce qui se promenait dans mes souvenirs. je compare trois ou quatre traductions (avec les 6000 bouquins qu’il y a ici, les réserves ne manquent pas), je fais un tour dans mon gros Oxford Dictionary (en anglais il n’y a qu’un seul « n »), je potasse un peu pour mettre à jour du haut de mon demi-siècle d’âge et je me lance bille en tête dans un des forums scolaires où les élèves attendent qu’on leur explique des sujets (parfois un peu limités) que leur ont donné leur professeurs -- ceux qui ont pu se faire entendre et qu’on n’a pas encore poignardés ou persécutés jusqu’à l’arrêt maladie renouvelable ad libitum sur vingt ans. Et aussitôt le revoilà, il est là, il est intact, il n’a pas changé, il est aussi fier que moi à son époque, il est absolument incollable et pire que le riz Uncle Ben’s en personne…qui ça ? Mais l’ETUDIANT QUI SAIT TOUT., voyons ! Il y en a bien un, encore un, si, si, planqué derrière sa grille de lecture à triples barreaux, et tirant sur tout ce qui bouge. Le jeu m’amuse un moment, et je récidive avec une nouvelle grosse tartine d’esthétique littéraire et de panorama express de l’ère elizabetaine. En plus, l’anonymat des forums le permettant, il est infiniment poli (c’est une antiphrase, bien sûr). Je ne veux pas accabler ce jeune et zélé opérateur culturel en savoir toutes mains, mais voici quelques perles de ce « détenteur de connaissances » du dernier cri. Je le cite : « tu n’as rien compris : la pièce commence avec le prologue » , c’est juste, elle commence même avec la couverture sur le titre, en étant très équitable ; ensuite : « mais non, on pouvait parfaitement éteindre le grand incendie de Londres », c’est vraiment un grand malheur que les contemporains ne t’aient pas connu, cher ami ; et puis il me dit, du haut de sa science implacable : « tu m’exaspères à la fin ! » à propos de quoi, déjà ?(…) ah, oui, ma fresque romancée de la période élisabéthaine exaspère ce gentil et courtois intellectuel du savoir-presque, et puis ceci : « les plantes et la Foi guérissaient des grandes pestes et autres maladies » -- je termine par celle-ci : « comment le mot « intemporel», ça veut dire ça pour toi ? « ce n’est pas ce qu’il y a dans le Petit Robert ! » et le reste à l’avenant et toujours sur le même ton autoritaire dont on parle à un faquin dégoulinant d’ignorance crasse. L’ETUDIANT QUI SAIT TOUT existe bien encore. Il ne rêve pas du sublime, ne songe pas à immortaliser sa chambre d’étudiant par de sublimes pensées, et déclare pour finir, (attachez vos ceintures) que Roméo et Juliette « meurent par sottise ». Ca, ça m’en bouche un coin, par exemple, ils meurent par sottise…ils meurent par sottise…tiens donc ! En écrivant ces lignes je réentends au fond de moi les accents terribles de Berlioz dans le passage intitulé Roméo au Tombeau, je pense aussi à Prokofiev, je pense à Laurence Olivier dans Richard III et sa façon si spéciale de jouer ce personnage contrefait en criant à tous les démons de la terre pour avoir un cheval, « my kingdom for a horse » et les fantômes de tous ceux à qui il a voulu tant de mal qui lui murmurent: « despair, and die ! » « despair , and die ! » Alors se recompose dans mon esprit tout cet océan de vie, de fureur, de crimes, cette lande magique et hors de ce monde où ce merveilleux théâtre se meut, surnaturel, éclatant comme un sardanapalesque Delacroix aux dimensions géantes, divin Shakespeare ! divines muses qui avez mis sous la plume de cet Amazone de langue qui repousse tout dans sa spire et foule aux pieds tout ce qui n’est pas ton pur et éternel et sublime discours, alchimie de mots volés au ciel du tragique…Bon, il faut que me calme. Une troupe bariolée avance vers moi, hurlant jusque tard ce soir , comme dans une sarabande qui tient le milieu entre Rubens et Jerôme Bosch: « Roméo et Juliette meurent par sottise », « Romeo et Juliette meurent par sottise » « par sottise ou de sottise ? » -- je sens que si je ne me verse pas un scotch tout de suite, brrrrr... ça va m’arriver à moi aussi. (elevergois – chroniques impubliables – droits déposés)