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2 mars 2018 5 02 /03 /mars /2018 22:21

Sa vieille amie Blandine l’avait un peu compris; un jour elle lui avait désigné une femme à la silhouette  élancée, style bourgeois, fine et distinguée, ouvrant l'espace devant elle; un charme d'adulte mal épanoui, encore masqué par l'enfance en boîtes huppées et les années "rallyes", mais elle rayonnait d' un raffinement pour initiés; une graine de beauté poussée entre la rue Boissière et les hauteurs de Passy ; d’une élégance très étudiée jusqu’aux bottines, l'air branché et le visage de sportive racée -- il attachait ses regards sur cette passante au  style de  vieille roche, avec sa démarche retenue mais souple, semblant porter sur son joli front: libérez-moi-de-l'ennui-ou-je-fais-un-désastre; pour l'amie Blandine, cela faisait très artificiel, et surtout luxe factice. Elle n’avait pas totalement deviné son obsession, mais elle voyait bien que depuis des jours il était changé; elle le sentait souvent inattentif, trouvait son visage marqué, l’air exténué. Lui en faisait le reproche, elle le taquinait souvent sur ses «Anges Bleus», ses "lubies de Vieille France" et utilisait toute son intuition de femme souvent amoureuse pour percer ses secrets. Les amis proches nous traquent, ils veulent ouvrir tous nos tiroirs, par gentillesse dit-on, quitte à tout renverser. «Mon cher Albert, ce ne serait pas ça, cette image élégante qui passe, ton modèle, toi et ta folie des lignages, ta comtesse habillée en vitrine de chez Dior? te voilà de nouveau dans les films noir et blanc classiques, et encore entre les griffes d’une perle du gotha... Tu n’es pas de ton siècle! Tu sais ce que dirait notre prof d'art moderne (elle imita la voix nasillarde): je décèle une antique facture de Figaro Madame,  un fond de Vogue, une patine de vieux thé russe-- et dessous, un petit vernis de Lartigue, des silhouettes de Brassaï ou de William Klein, plus les plages du Pilat et des propriétés sur la Côte Basque – tu sais, « l'atmosphère famille» des étés pour les vacances "tradi" : on joue à des jeux tartignoles entre cousins tous croisés dans le même pensionnat... on fait du croquet, des duels de ping-pong, il y a des engueulades feutrées au fond de la roseraie, bref la totale... j'oubliais la bonne d’enfants écossaise, et si tu en veux plus, les piles de bagages de marque, enfin tout.»

 

Dans sa panoplie blanc-bleu, Blandine oubliait qu’elle-même et tous les siens hantaient Louveciennes, Croissy, Chatou, fiefs de fortunes solides sur leur pré carré. Il se mit à rire. La toisa d'un air dégagé. Il ne voulait pas répondre directement, comme à tous ceux qui ne touchent pas juste mais  visent assez près du but pour qu'on évite de répondre directement. Elle ajouta: «J’imagine, en plus, deux ou trois mariages, l’ ennui domestique, la préparation des soirées dans le monde ...bref, il a fallu qu’elle se jette sur un beau et jeune poète élégant, bohème, artiste... un ténébreux tragique comme toi!...avec ça, on se demande qui va te donner ton concours à la fin de l’année.» Il lui sourit simplement, un peu gêné. « Ton tableau  fait un peu trop « Neuilly-Auteuil-Passy », le pittoresque du Pilat ou la Côte Basque Second Empire, c'est un peu usé:  église, gants blancs et sommités officielles, tromperies classiques derrière les bosquets, c'est du pur ennui mondain; un truc pour les  magazines ou pour les films de Chabrol; et pourquoi pas des tailleurs Chanel et l’hôtel Crillon pendant que tu y es? tu nous fais une mauvaise télé... »

Il resta silencieux car on le prévenait du danger, mais lui n’y pensait pas. Et surtout, lui faire la moindre peinture de son secret obsédant, raconté par la voix d’un tiers, tenait du sacrilège. D’ ailleurs dès qu’on abordait le sujet il se disait que cela ne tenait pas en mots; ce qu’il sentait était magique, peut-être caricatural, mais infiniment beau et douloureux. Et il aimait sa prison. Cependant, l'attirance pour les comédiennes,  les silhouettes gracieuses de la seule grâce qui compte, les beautés renversantes et bien nées, le je-ne-sais-quoi qui sonne l'accord parfait de la distinction dans un visage, les femmes qui parent leurs vêtements et non le contraire, tout cela jouait dans sa tête avec les beautés du Titien, les études de portraits italiens, une suite de visages vrais pris dans la vie et dans les arts; et il retrouvait son chemin dans les bois en se souvenant, comme on l'a dit avant lui, qu'il y a des femmes qui marchent avec du génie. Mais que répondre à l'amie qui veut tout savoir?

 

On peut communiquer le sens et l’origine d’un amour, décrire une personne, mais parler d’une telle hantise, d’une liaison qui rend fou, qui rend l'éloignement tragique, c'est impossible. Alors, pour ses amis et connaissances, Albertus avait décidé de jouer le personnage d’amoureux préoccupé tel qu’on se l’imagine. La majorité des passants de cette vie ne mettent pas leur génie dans leurs passions, et d’ailleurs en ont-ils ? Les rituels qui accompagnent ces médiocres aventures sont souvent le «menu tout compris» du sentiment tel que l’époque les imagine et les rapporte dans la presse et les feuilles de journaux franchement niais. Certes, il arrivait aux cours en retard, il ne savait plus quel jour on était, on le trouvait bien trop souvent au téléphone quand on l’appelait, et c’était bien suffisant pour que les amis se disent qu’il avait une amourette au long cours. Mais non qu’il fût dévasté à ce point. Qu’il eût laissé entrer chez lui, débordé, renversé par un tel torrent d’émotions, un être absolument sublime; c’est bien ce qui était inconcevable pour ses amis et dont il n’osait pas parler. Son attachement pouvait seulement se penser au-delà des limites du bonheur; il n’était pas constitué de simple ivresse, il le dotait d’une pensée et d’une raison qui lui faisait embrasser le monde, les arts, certains détails pressentis aux confins des possibilités humaines; tout cela avec une clarté qui n’avait pas d’autre issue que, tout bien réfléchi, rester silencieux. Il ne pouvait pas aimer plus. Il ne pouvait rien aimer  d’autre. Il ne pouvait se supporter autrement.Il ressentait une telle tension que si un jour sa vie était privée de  cet enfer, il  serait détruit.


 

par l'amoureux "veuf de", et "éloigné des" lacs italiens qui ont l'air de geler ces derniers temps, mais qu'importe à Fabrice et à la comtesse qui y voguent et y jouent...enfin voilà. elevergois.com , con altre parole: eric levergeois -- tous droits missous plis, rangés et cachetés, bien sûr.

 

 

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